Manichéenne [& Alice]

Shäan regardait la porte avec insistance depuis un moment. La passer, ou ne pas la passer, telle était la question. Elle n'eut toutefois plus la nécessité de se la poser puisqu'une étrange demi-portion entra. Toute vêtue de blanc, d'une tête plus petite, et si fluette qu'elle devait être incapable de porter un paquetage, on aurait dit le fantôme d'une enfant un peu trop guindée pour ce genre d'établissement. Il ne fallut pas trois secondes avant que l'entièreté des individus présents ne se soit tourné pour l'observer avant de l'ignorer à nouveau. La chasseuse était beaucoup moins discrète et surtout trop plongée dans l'ennui le plus profond pour se retenir de sauter sur cette occasion. Quittant sa table d'un bond joyeux, la brune s'avança à pas dansant jusqu'au bar et à cet étrange personnage trépignant qui ne parvenait pas à capter l'attention du tavernier.

Posant une main sur son épaule, la dame héla le barman qui se décida enfin à se rapprocher. La Jangalienne ouvrit la paume pour faire comprendre à l'enfant qu'elle pouvait à présent commander puis attaqua, ne pouvant se contenir plus longtemps :

- Tes parents savent que tu es ici ? Ils doivent se faire un sang d'encre !

Elle ajouta plus discrètement en parlant sous couvert de sa main, faisait mine d'observer tour à tour les hommes qui les entouraient en s'appuyant sur la gamine :

- Si l'un de ces gaillards t'a enlevé, je peux t'aider !

L'immensité enneigée avait laissé place à la roche luisante de l'écoulement de l'eau et couvertes de mousse. Alice n'aimait pas cet endroit. Elle s'y sentait à l'étroit, l'absence de la lumière du jour la rendait claustrophobe. Non pas qu'elle déteste être enfermée, c'était l'essence même d'une bonne partie de son travail à la tour, dans son bureau, mais là... Là, c'était différent. L'immense caverne sentait l'humidité, chaque autre odeur semblait flotter dans l'air, stagner un temps avant de se mélanger au chaos étouffant du fer, des excréments des bêtes et des plats locaux. Les coups portés sur les enclumes des forges rythmaient le pas de la scientifique qui cherchait un endroit où se poser un temps avant de faire le tour du fort. Quand on lui avait parlé d'une ville entière située sous une montagne, elle n'y avait pas vraiment cru. La voir de ses propres yeux était suffisamment fascinant pour que la blanche décide de rallonger légèrement son séjour dans les terres gelées.

Après tout, la technologue n'avait noté que peu d'idées pour l'instant, et il était hors de question de rentrer à la cité-état bredouille. Ayant profité de sa dernière rencontre pour en apprendre d'avantage sur la faune et la flore d'Himabaha, c'est après des remerciements brefs et un dernier regard curieux pour Jonquille, la bête à cornes, Xontu, de Koniake, qu'elle avait pénétré dans le bastion par la grande porte gardée.

Entrant dans une taverne qui n'avait pas l'air trop pleine ou malodorante, la demoiselle se traîna jusqu'au bar en se frictionnant les bras. La veste du soigneur avait beau tenir chaud, elle était aussi lourde et trop grande, ce qui l'empêchait de marcher à son aise. Elle n'eu aucun mal à louer une minuscule pièce, meublée uniquement d'un lit et d'un bureau, pour quelques pièces d'argent et se hâta d'aller y poser ses affaires. La technologue ne garda que son sac à dos de voyage où elle fourra ses objets les plus précieux. Lorsqu'elle redescendit, Alice retourna au comptoir où elle se mit en tête de commander de quoi se remplir l'estomac et se désaltérer. Mais depuis son passage à l'étage, l'établissement s'était rempli et malgré tout ses efforts, la blanche n'arrivait pas à attirer l'attention du garçon.

Une main se posa soudainement sur son bras et Alice sursauta avant de jeter un regard froid à la nouvelle venue. Elle ne retint sa première remarque acerbe que grâce à la présence du tavernier, lui commandant rapidement du ragoût et un broc d'eau. Une fois que ce fut fait, et parce qu'elle ne pouvait contenir son agacement plus longtemps, la scientifique jeta à la grande courge exubérante :

- Non, et cela ne les regarde pas. Les vôtres savent ils que vous paradez en tenue vulgaire plutôt que de vous rendre utile à la société ?

Attrapant sa cuillère pour enfourner deux portions toutes chaudes, Alice continua, sans prêter attention à ses manières :

- Fous, en tout cas, on ne s'étonnera pas si fous disparaichez entre leurs mains. Entre fos habits et les richeches que fous jetez au fisage de ces pauvres hères, il ne faudra pas fenir fous plaindre que fous receviez leur attention les plus détestables.

La surprise fut telle que la mâchoire de la dame faillit en tomber. Comment une aussi mignonne petite chose, aux airs si délicats, pouvait-elle parler sur ce ton ? Et en employant des mots aussi durs ?! Le choc passé, Shäan regarda l'affamée se jeter sur sa soupe. D'où qu'elle vienne, la jeunette ne devait pas avoir mangé récemment ! Elle la taquina, armée d'un sourire et ignorant ses remarques désobligeantes :

- Vous devriez ralentir avant de vous étouffer.

Elle-même vida sa bière d'une traite et s'accouda, dos au bar, pour pouvoir surveiller la salle tandis qu'elle poursuivait, ou forçait, la discussion :

- Vous êtes bien impertinente pour une enfant sans défense perdue dans les montagnes ! Et quelle drôle de tenue, certainement pas du coin !

La brune rajusta la fourrure qu'elle portait sur ses épaules, par-dessus une tenue de chasse classique et fourrée. Elle avait opté pour un look neutre qui ne se démarquait pas trop, mais n'avait su se départir de ses atours favoris. Ses boucles d'oreilles captaient la lueur des flammes qui dansaient dans un foyer ouvert, au milieu de la pièce, les réchauffant tout en éclairant la taverne souterraine. Quel drôle d'endroit ! Shäan soupira en observant la curieuse demoiselle. Qui était-elle ? Que venait-elle faire ici, bien loin de l'évident confort dans lequel elle vivait ? Était-elle à la rechercher d'aventure ?

D'humeur provocatrice, la Jangalienne planta son doigt dans la joue de la demi-portion à deux reprises avant de l'écarter, de peur d'être mordue. Quels secrets pouvaient bien cacher un individu qui faisait aussi tâche dans le décor ? Elle voulait le découvrir, oh que oui. Et vite, avec ça ! D'autres aventures l'attendaient !

Pourquoi persistait-elle ? N'avait-elle rien de mieux à faire que de lui tenir la jambe alors qu'elles ne se connaissaient pas même de vue ?! Empêcheuse de tourner en rond ! Chipoteuse d'intrigante ! Emmerdeuse du dimanche ! Alice mangea la moitié de son assiette en la fixant agressivement avant d'enfin lui répondre, se dégageant le gosier à grandes gorgées d'eau :

- Je ne suis pas plus originaire d'ici que vous, il est vrai. Toutefois, je ne suis plus en âge d'être considérée comme une enfant, je vous sommes dès lors de cesser de vous adresser à moi avec tant de familiarité.

Ses lèvres frémissaient et se tordaient pour refluer les modulations de voix qui auraient trahies ses émotions. La technologue ne pouvait cependant pas retenir éternellement la cristallisation qui apparut sur son épaule dans un "pouf" discret avant de s'asseoir en claquant du bec. La blanche tendit sa main vers le petit animal, pas plus grand qu'un écureuil, qui s'agrippait à sa chevelure en s'étirant vers l'inconnue, prêt à mordre le doigt qui s'éloignait et la pressa contre sa poitrine en la sermonnant d'un sifflement aigu :

- Tiens toi tranquille, je gère parfaitement la situation.

La bestiole vociféra en cherchant à s'échapper de la poigne d'Alice :

- Laisse là moi, allez quoi ! Laisse là moi ! Je vais lui mordre le nez !

La scientifique frappa la tête de la petite créature qui hoqueta avant d'aller se cacher dans la large poche qui prenait une bonne partie de l'avant de la combinaison en claquetant de colère. Mais était ce vraiment étonnant de la part de l'incarnation de cette forte émotion ? Alice reporta son attention vers la femme qui continuait de la regarder avec un sourire aussi niais qu'énervant et souffla froidement :

- Je peux vous aider, peut-être ?

Une chose vivante était apparue sur son épaule. Un effet de sa magie peut-être ? La créature menaça soudainement de la mordre avant d'être rabrouée par son invocatrice et de disparaître dans l'amplitude de son vêtement. Fascinée, Shäan s'exclama, les yeux pétillants d'intérêt :

- Ça alors, mais qu'est ce donc que cette mignonnerie ?

Sans attendre sa réponse, la brune enchaîna en commandant une autre bière d'un geste des doigts :

- Peut-être bien. Qu'est-ce que vous faites dans la vie ? J'adore avoir des partenaires dans des domaines divers et variés. Vous m'avez l'air méfiante, mais intelligente, vos manières témoignent d'une éducation, et de moyens financiers conséquents. En revanche, vous semblez mal à l'aise avec les contacts sociaux.

Shäan commanda deux parts de tarte et fixa ses émeraudes sur l'inconnue. Un peu de confidence l'aiderait sans doute à parler, autant y mettre un peu du sien.

- Je m'appelle Shäan, Perkim, je suis collectionneuse d'objets rares et chasseuse de trésors. Je parcours Ezylone pour en découvrir le plus possible sur son histoire et ses mystères. Et vous ?

Sa réaction au sujet de Colère fut différente de la plupart des autres gens. Elle n'eut pas l'air effrayée, ni choquée, mais plutôt intéressée, curieuse. Cela apaisa quelque peu la colère de la technologue, mais pas assez pour qu'elle oublie son arrogance. Une question s'enchaîna à sa réaction, comme si les silences la dérangeaient. La blanche, qui les aimait tant, avait bien du mal à supporter autant de bavardage. De plus, elle n'avait pas la moindre envie de se confier à cette inconnue qui s'accrochait à elle comme une noyée à un tonneau. Cette agitatrice la fatiguait, son analyse aussi, malgré sa perspicacité. Alice n'aimait pas être lue, encore moi par la première venue. L'agacement revenait au galop et elle siffla entre ses dents :

- Être la partenaire d'une femme comme vous doit apporter davantage d'ennuis que d'opportunités. Pourquoi aurais-je besoin de vous ?

La part de tarte arriva sous ses mains, remplaçant l'écuelle de soupe vide et la technopolitaine soupira. Elle n'avait rien demandé. L'autre parlait encore. Un flot de paroles ininterrompues qu'elle venait abreuver sans cesse, encore et toujours. Quelques mots suffiraient ils à la faire taire ?

- Alice Beauregard, Technologue chercheuse.

Elle regretta presque aussitôt de lui avoir révélé cette information. Une pluie de questions allait s'abattre et la noyer, la jeune femme le sentait. Elle piqua rageusement dans sa tarte et avala le morceau presque tout rond. Colère en profita pour se montrer, et happa la moitié de la tarte de Shäan avant de se cacher dans les cheveux d'Alice en la scrutant en attendant sa réaction.

Shäan pouffa à sa remarque, sans tiquer à son ton désagréable. Effectivement, il lui arrivait d'emmener ses partenaires dans des situations complexes, mais nul besoin de le lui révéler. En revanche, elle pouvait bien se vendre un peu.

- Je sais trouver les objets ou ressources les plus rares d'Ezylone pour mes partenaires. Des toiles uniques, des sculptures de maîtres, des pierres précieuses sans imperfections, des objets historiques, j'ai dans ma collection toute sorte de trésors et jamais un de mes partenaires ne s'est plein de nos arrangements.

Sa boisson arriva et la dame y trempa les lèvres avant de reprendre :

- Tout ce que je demande en échange, ce sont des contacts, des informations, et bien sûr, d'être payée en conséquences de mes efforts. Rien d'insurmontable, vous voyez ?

L'enfant-femme lui balança soudain qu'elle était technologue, chercheuse avec ça, et le regard de la chasseuse s'illumina de milliers d'étoiles. Un si petit bout de femme, chercheuse ? Remarque, ça expliquait son manque de sociabilité et son attitude générale. Shäan était si occupée par les centaines de questions qui lui traversaient l'esprit qu'elle ne remarqua pas que la créature avait mangé la moitié de sa part de tarte. Elle attaqua avec fascination, s'assurant d'abord de ce qu'elle savait avant d'élargir le cercle de ses interrogations :

- Vous avez donc obtenu un score très élevé à l'examen technopolitain. Je suppose que vous venez d'une bonne famille, ça a dû faciliter votre insertion dans la tour. Sur quel genre de projet avez-vous travaillé jusque-là ? Sur lesquels travaillez-vous actuellement ? Vous avez déjà travaillé avec l'Archimage Veterini ? Il parait qu'il est très actif ! Quelles sont les dernières découvertes ? Si vous avez besoin d'aides pour tester vos inventions, je peux me proposer. On a toujours besoin d'une aventurière dans son carnet d'adresses !

Alice, malgré son air faussement désintéressé, nota les informations fournies par l'inconnue. Avoir un dénicheur de reliques pouvait toujours être utile, surtout dans son travail. Comme elle s'y était attendue, une véritable tornade de question balaya sa patience avant même qu'elle ne commence à répondre. C'est donc avec agacement qu'elle jeta :

- Oui, et non, j'y suis parvenue grâce à mes résultats. Nous n'avons pas tous besoin de renommée familiale pour nous élever. J'ai travaillé sur beaucoup de choses, qui ne sont pas toutes devenues réalité. Mon invention la plus célèbre se nomme les Nocturnettes, des lunettes qui servent à voir dans l'obscurité. Mais une aventurière aussi active que vous en a forcément entendu parler.

Elle continua sur sa lancée, sans prendre la peine de faire preuve d'amabilité ou de patience dans le choix de ses mots :

- Je ne parle jamais de travaux inachevés, à moins d'en avoir l'utilité, ce qui n'est pas le cas ici. Je n'ai jamais eu la chance de travailler avec l'Archimage Veterini, mes projets ne sont sûrement pas assez impactant pour l'intéresser, je ne saurais donc confirmer les propos à son sujet. De quel domaine de découvertes parlez-vous ? Si je dois tous les énumérer cela pourrait être long, surtout que je n'ai aucune idée de ce que vous savez ou non.

Elle prit une légère inspiration, commanda une pomme au four et souffla, contente d'en finir :

- En ce qui concerne l'aide potentielle que vous proposez, je vous remercie, mais je n'en aurais aucune utilité. Non seulement, vous n'êtes pas habilité à accéder au secret des dossiers en cours, mais en plus, j'ai déjà largement assez d'assistants dociles sous la main, je vais donc m'épargner quelqu'un d'aussi caractériel que vous. Mais, merci de la proposition, je la garde dans un coin de mon esprit, au cas ou.

La femme la regardait intensément, cela l'agaçait à un niveau inimaginable. Alice détestait qu'on la dévisage. Le fait d'être le centre de l'attention lui était désagréable, c'est d'ailleurs pourquoi elle travaillait aussi souvent seule. Fixant soudainement l'individu dans les yeux, elle inversa la tendance :

- Vous, en revanche, n'avez pas l'air d'avoir reçu une éducation stricte. Vous êtes bien trop familière avec la première venue, et vous semblez à peine vous soucier de froisser ou de contrarier votre interlocuteur. Avez vous toujours fait ce travail ? Il faut des contacts, comme vous le disiez, et pas mal d'argent, pour s'y lancer. Vous ne les avez probablement pas sortis de votre chapeau magique.

- Les Nocturnettes, hein ? Ça me dit vaguement quelque chose, effectivement. En obtenir une paire pourrait d'ailleurs s'avérer utile.

Son côté plus secret sur ses activités l'ennuya immédiatement. Ah quelle rabat-joie ! Elle ne lui demandait pas de lui révéler des secrets d'état, simplement des petites choses sur lesquelles elle bossait. Elle n'avait aucune information non plus sur l'Archimage Veterini, bon, elle aurait essayé. Quant aux domaines qui l'intéressaient, ils étaient sans doute trop nombreux pour qu'elle ait la patience de répondre, tant pis.

Vint sur le tapis sa proposition en tant qu'aide testeuse, refusée, comme elle l'avait pressentie bien que sa raison la fasse doucement rire. C'étaient justement les personnes comme l'aventurière qu'elle était qui trouvaient les fonctionnalités les plus folles aux objets déjà géniaux. Qu'elle s'en tienne donc à ses petits moutons tous trop content de servir de cobaye pour oser réfléchir par eux-mêmes.

Shäan ne s'était pas attendue à ce que la blanche lui retourne soudainement ses accusations. Elle haussa un sourcil, plissa les yeux et vida son verre d'un trait sans la quitter du regard. Elle reposa calmement le contenant et souffla en haussant les épaules, peu désireuse de lui donner tous les détails sans rien obtenir en retour :

- Tout comme vous, je me suis donné les moyens d'arriver à la place que je m'étais choisie. Mon précédent emploi ainsi que mes talents artistiques m'avaient permis de mettre de l'argent de côté. Pour ce qui est de mes contacts, je me les suis faits en voyageant, en échangeant beaucoup, en rendant des services ici et là. Vous devriez essayer, ça ouvre des horizons nouveaux. Qui sait, ça pourrait même vous donner l'idée du siècle !

Elle pouffa à couvert de sa main. La bestiole avait fini sa tarte, mais elle s'en fichait pas mal, toute son attention était concentrée sur cette bonne femme trop droite, trop rigide. Elle avait très envie de la voir se décoincer, mais d'autres tâches l'attendaient pour l'heure. Comme elle avait fini de dîner, elle remercia le personnel après avoir payé puis accorda quelques mots à la technologue, juste avant de partir :

- Si vous me cherchez, pour une raison ou une autre, envoyez une lettre à cette adresse. Si je n'y suis pas, on me la transmettra. C'était un plaisir de discuter avec vous, à bientôt peut-être, Alice.

Elle avait susurré son prénom, déposant devant elle l'enveloppe contenant l'adresse de sa boutique à Mystarcia ainsi que son nom complet, au cas où elle l'oublierait d'ici là. Sur son passage, les hommes se retournèrent, la sifflant ou cherchant à attirer son attention, mais la chasseuse de trésors les ignora royalement, préférant quitter l'endroit sur-fréquentés dans les plus brefs délais pour se trouver un meilleur établissement ou dormir.