[Initiation Ours] Boucle d'or et l'Ours

À chaque couleur qu'il désignait en lui apprenant son nom, le regard de l'enfant brillait d'avantage. Bleu, comme le ciel et l'eau des rivières qui s'écoulait dans la jungle. Rouge, comme le sang versé à la chasse, certaines roches qui composaient les tanières abandonnées où elle jouait plus jeune. Il lui apprit alors un mot et lui donna une définition qui changea sa vision du monde : l'Art. Parler sans utiliser de mots. Ours en resta bouche bée. Elle aimait déjà ce mot. Elle répéta alors avec un entrain non dissimulé, sautant sur place en frappant dans ses mains :

- Mosaïque ! Art !

Le soleil commençait à descendre dans le ciel céruléen et Thorius parut gêné par ce fait, ce qui titilla à nouveau l'instinct de la Change-forme. Pourquoi voulait-il tellement qu'ils se hâtent ? Lorsqu'il tendit sa patte vers elle, la petite Ours devint méfiante et s'éloigna d'un pas. Non seulement elle ne comprenait pas ce geste qui appartenait à des conventions sociales dont elle n'avait pas idée de l'existence, mais, en plus, son ton pressant la mettait véritablement mal à l'aise.

Dès que la main se referma sur son poignet, l'instinct de la rousse s'emballa. Son sang se mit à pulser plus vite dans ses veines, son souffle s'accéléra, la peur fit briller ses yeux d'un éclat différent, animal. Elle commença à se débattre, sans parvenir à se défaire de son emprise. Sa crainte se mua en colère. Que lui prenait il tout à coup ? Ours l'avait pris pour un ami, quelqu'un de gentil avec qui elle pouvait jouer et apprendre, comme sa mère ou ses frères et sœurs. Voilà que le jeu se transformait en contrainte, et une créature aussi sauvage qu'elle haïssait cela plus que tout. Elle griffa le poignet du bipède de son autre patte, encore libre, et se mit à tirer brutalement, quitte à s'en démettre l'épaule.

Prise au piège, folle de rage, et ne parvenant pas à reprendre sa forme primaire qui lui permettrait pourtant de se dégager facilement, la partie rationnelle de l'enfant disparut dans la terreur qui l'envahissait. Elle planta ses dents violemment dans le bras du Deux-patte. La chair se fendit sous la force qu'elle y avait mise et un goût métallique s'immisça dans sa gueule. Ainsi, son sang et celui de ses proies habituelles avaient le même goût. Cette découverte se fixa dans un coin de son esprit et elle maintint sa prise avec hargne. Les rares personnes autour d'eux commencèrent à se poser des questions, les fixant avec suspicion. Certaines paraissaient même prêtes à intervenir. Si Ours avait eu plus confiance en eux, elle les aurait sans doute interpellées pour obtenir de l'aide... Mais sa bouche était pleine, d'une part, et elle ne leur accordait aucun crédit, surtout après la trahison soudaine de Thorius qui s'acharnait à la traîner sans aucune explication, d'autre part.

Ours ne comprenait rien à ce qu'il disait, ni même son attitude totalement contraire à la situation. Et lorsque les bipèdes se détournèrent d'eux, la laissant à son sort, la déception fit perler des larmes amères aux yeux de l'enfant qui cessa de se défendre, trop abattue. Pourquoi étaient ils tous si égoïstes ? Ils voyaient bien, non, qu'elle était en difficulté ? Alors pourquoi faisaient ils comme si de rien n'était ? La rousse ne comprenait pas, pas plus que les mots de Thorius, dont le ton, nouveau, la frappa durement. Il n'avait plus rien du gentil compagnon de jeu...

La boue séchée sur son visage l'empêchait de crier, elle n'en avait de toute façon plus l'envie. Toute énergie semblait l'avoir quittée et elle laissa l'Ael l'emmener vers une destination qu'elle savait en sa défaveur. Deux bipèdes la regardèrent sans la voir, ignorant sa détresse, et laissant à son kidnappeur le droit de poursuivre sa route. Même si la Change-forme ne comprenait pas l'échange qui s'était effectué sous ses yeux, elle ne pouvait que constater à nouveau que personne ne l'aiderait. C'était comme sa maman le lui avait toujours dit... Les bipèdes n'étaient pour la plupart que des monstres... Elle n'aurait jamais dû s'approcher de la ville.

Elle fut soudainement balancée sans autre forme de procès dans un petit endroit sombre qu'on referma sur elle. Au travers du bois qui l'entourait, la fillette pouvait voir dans de minuscules interstices un bipède avec de drôles de pattes, pas rouge, plutôt couleur de soleil du matin, grand, et vraiment effrayant. Le claquement qu'il produisait avec son membre la mit tout de suite mal à l'aise et elle se recroquevilla dans le trou, les lèvres tremblantes et les yeux emplis de peur.

Le monde se mit soudainement à trembler et sa prison se mit à bouger sous elle. Le paysage commença à défiler et Ours paniqua, son instinct la poussant à se secouer un peu pour se sortir de cette situation dangereuse. Ils s'arrêtèrent lentement et des voix parvinrent à l'enfant qui vit une nouvelle opportunité. Elle se mit d'abord à grogner et à geindre en frappant la paroi de sa prison, mais cela ne sembla pas marcher alors Ours se mit à sortir tous les mots qu'elle connaissait en espérant que l'un d'eux l'aiderait :

- Bleuuuuuuuuu, rougeuuuuuh, couleureuh ! Poiiissoooon, fooooooooorrrrêt, enfaaaaant, chaaaasssse, romaaariiiin !!!

Thorius et l'autre bipède parlèrent à nouveau avec les autres voix, et celles-ci se mirent à rire... Cela ne marchait pas du tout... La colère monta et un fourmillement familier parcourut son échine. Enfin... ENFIN !!! La fourrure recouvrit sa peau et ses muscles doublèrent de volume tandis que ses griffes et ses crocs s'allongeaient. La caisse explosa en mille morceaux sous ce volume qu'elle ne pouvait contenir et l'enfant redevenu ours se jeta en avant, assoiffée de vengeance. Elle vit alors ceux qui avaient rit plutôt que de l'aider, deux bipèdes en vêtements assortis qui prirent peur en la voyant, reculant précipitamment en s'exclamant des choses que l'enfant ne comprenait pas. Au lieu de chercher à se battre, un rapide coup d'œil lui apprit qu'ils étaient sur une avenue passante, d'où le contrôle de ces deux-là, sûrement, et que de nombreuses bâtisses et ruelles en partaient. Ours fonça alors dans la première échappatoire qu'elle vit, ignorant tout ce qu'elle abîmait sur son passage et laissant le soin à ses kidnappeurs de se justifier auprès des gardes sur la raison pour laquelle ils possédaient une enfant Change-forme enfermée dans une caisse. S'ils n'étaient pas la moitié de deux idiots, alors Ours pourrait peut-être encore s'en sortir... Autant dire que rien n'était gagné...

Ours ne s'arrêta pas. Son cœur battait à cent à l'heure. Jamais elle n'avait eu aussi peur. Même quand un nid de frelons lui été tombé dessus et qu'elle avait sprinté jusqu'au lac avant d'y plonger pour fuir les vilaines bêtes... D'ailleurs, Thorius et Grosse-Pince ne le suivaient pas. Ils étaient visiblement moins coriaces que les frelons. Ours ne pensait pas un seul instant que les règles de société les empêchaient de tenter de la capturer à la vue de tous. Même si elle était rassurée par leur absence, elle continua de tracer tout droit, bousculant parfois des bipèdes, jusqu'à atteindre la place du grand marché. Là, seulement, elle s'arrêta, haletante, tremblante, terrifiée à l'idée de voir Thorius apparaître entre deux marchands et repris sa forme la plus frêle.

Personne. Elle se laissa tomber et rampa discrètement sous la tenture qui couvrait le premier étal venu puis s'y roula en boule. Elle resta là longtemps, au mois six heures, et n'en sortit sous les yeux ébahis d'un Deux-pattes que lorsque son ventre se mit à gargouiller. Ce dernier eut d'ailleurs le bon cœur de lui offrir une sorte de boule croustillante à l'extérieur et moelleuse à l'intérieur qui sentait le poisson. Ours en saliva dès qu'elle la vit et remercia l'inconnu d'un grand sourire.

Ah, heureusement qu'ils ne pouvaient pas tous lui vouloir du mal. Néanmoins, cette mésaventure servirait de leçon à l'enfant. Désormais, elle ferait plus attention pour ne pas se retrouver en pareille situation. Et puis elle devait absolument parvenir à mieux contrôler son changement de forme. Cette simple possibilité lui offrirait la force de renverser certaines situations bien inconfortables. Sur cette pensée, la petite rousse monta dans un grand arbre sur une place et s'installa confortablement dans ses branches pour une sieste bien méritée, l'oreille alerte, marquée à jamais par cette horrible journée.