Se mélanger avec le petit peuple n'était pas habituel chez les nobles de Sahl. En fait, chaque classe sociale tenait tant à s'élever ou à garder ses privilèges qu'il était rare que quiconque d'extérieur au commun des mortels se préoccupe d'eux. Un mur invisible séparait le monde comme s'il existait plusieurs sortes d'humanité, à séparer absolument. Il n'était ainsi pas coutume de voir l'un des Kaldoel se promener dans la ville de Naporia à moins de rencontrer quelque autre puissant personnage avec qui faire des affaires ou augmenter son prestige. Hyrmina ne dérogeait pas à cette règle implicite, enfermée qu'elle était dans la demeure familiale. Ou, du moins, elle ne le faisait pas au grand jour.
Il lui arrivait de fait souvent de s'échapper pour se mêler à la populace qu'elle observait d'un œil curieux. Elle savait tout d'eux grâce à ses lectures. Leur emploi, leur utilité dans la société, leur vie en somme. Et pourtant, pourtant chaque sortie qu'elle réalisait était pour elle une découverte inattendue. Elle se demandait parfois si elle aurait été capable de vivre comme eux, préoccupée avant tout par l'argent et la nécessité de se nourrir. Certes, ils ne bénéficiaient pas du luxe dans lequel elle avait été éduquée, leurs vêtements, lorsqu’ils étaient propres, n’avaient pas l’éclat et la finesse des siens, leur quotidien était rude… Mais ils étaient libres.
Jamais elle n'avait parlé avec des habitants de Naporia. Même sans la reconnaître, ils étaient avertis par ses habits et son teint de porcelaine qu'elle n'était pas du même monde qu'eux. Ses mains délicates n'avaient de toute évidence jamais travaillé la terre ni réalisé un quelconque travail manuel plus difficile que la broderie. Tout naturel disparaissait donc à son approche, approche qui provoquait généralement chez les Naporiens un mélange de crainte et d’admiration.
Malgré tout, elle continuait à les observer, discrètement, de loin. Elle restait la plupart du temps aux abords de la ville, n’osant y entrer que couverte d’un habit noir qui la protègerait des regards indiscret. Combien de fois s’était-elle introduite dans cette jolie ville à l’architecture si pittoresque sans que sa mère ne le sache ? Elle ne s’était fait prendre qu’une fois, causant plus de troubles encore au sein de son foyer qu’à l’endroit de la place publique où un marchand peu scrupuleux l’avait bousculée, faisant chuter son capuchon. La colère de sa mère n’avait jamais été aussi intense que ce jour-là.
Désormais elle redoublait de vigilance chaque fois qu’elle sortait. Telle une souris, elle se faufilait avec agilité parmi les étals et les maisons à colombage caractéristiques de Naporia pour se confondre avec le paysage.
Ce jour-là néanmoins, une telle visite n’était pas prévue et elle se contentait d’arpenter les alentours en rêvant, comme à son habitude. Sa mère était partie quelques jours pour intriguer auprès de nobles, laissant à Hyrmina de strictes instructions que la jeune fille n’avait aucunement l’occasion de suivre. Elle était ainsi sortie sans se préoccuper de se camoufler. De toute façon, croyait-elle, elle ne rencontrerait personne.
Mais alors qu’elle profitait du beau temps, une voix l’interpela. Surprise, elle se retourna. Oui, c’était bien à elle que l’on s’adressait. Une jeune fille lui demandait son aide. Elle disait s’être foulé la cheville et se trouvait pour l’heure assise au bord d’un sentier. Hyrmina hésita un instant. Elle tritura une de ses mèches tout en réfléchissant à toute allure. Aider cette inconnue allait à l’encontre de tout ce qu’elle avait appris depuis l’enfance et de sa prudence habituelle. Si sa mère apprenait qu’elle avait à nouveau fréquenté les petites gens au risque de ternir la réputation familiale…
Mais tant pis, c’était plus fort qu’elle, quelque chose la poussait intérieurement à faire fi de ce que lui disait sa raison. Elle s’avança près de la demoiselle en détresse et s’accroupit à ses côtés, salissant sans s’en apercevoir sa belle robe d’un bleu assorti à ses yeux.
- Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? prononça-t-elle doucement