Le chemin de la liberté [& Hyrmina]

Le jour qu’elle préparait depuis ses dix ans arriva enfin. En fait, il n’avait pas été exprimé explicitement, mais le regard de son précepteur lors du cours de la veille, ce cours qui s’était révélé être le dernier, lui avait fait comprendre qu’il était temps qu’elle s’en aille se confronter à la vie, à la vraie vie. Des livres, des images et des cartes elle avait appris tout ce qu’elle pouvait apprendre. Son esprit et son cœur aspiraient à un espace différent que ce que les murs de ce château et ceux des mondanités pouvaient lui apporter. Cela avait certes toujours été le cas, et sa magie avait depuis toujours nécessité d’autres soins que ceux de son précepteur, si dévoué soit-il, mais aujourd’hui elle avait la capacité de fuir.
En plus des cours théoriques, elle avait eu droit à des cours pratiques. Et ils ne se limitaient pas au domaine artistique. Bien que frêle et naturellement peu disposée au maniement des armes, elle avait tenu à les étudier, se doutant bien que le voyage qu’elle espérait ne serait pas exempt de menaces diverses. Aussi maniait-elle l’épée, le sabre et l’arc, avec, il est vrai, plus de grâce que de talent, mais du moins pourrait-elle se défendre de façon correcte en cas de besoin.

Elle songeait à tout cela alors qu’elle se dirigeait vers la sortie de la ville, à cheval sur son destrier favori, d’un noir de jais. Regretterait-elle cette ville, ce pays ? Même si elle avait passé sa vie ici, elle n’en connaissait finalement pas grand-chose. La culture et les paysages de Sahl lui tenaient toutefois à cœur, pour une raison qu’elle-même ne parvenait pas à définir. Peut-être reviendrait-elle un jour, une fois devenue une puissante Aelle, et alors elle pourrait montrer à ses parents comme ils étaient insignifiants, comme ils avaient eu tort de la délaisser et…

Elle se sermonna intérieurement. Encore à rêvasser au lieu d’agir ! Elle jeta un dernier regard à Naporia et s’apprêta à la quitter au galop. Mais une voix la retint. Elle s’aperçut alors que le capuchon noir qui couvrait sa chevelure trop voyante avait glissé. Elle le rabattit vivement avant de regarder son interlocutrice. Un instant lui suffit pour voir qu’elle ne ressemblait pas aux habitants de Sahl, mais qu’elle était fort belle, notamment grâce à ses pupilles d’émeraude, malgré une tenue de chasse qui n’était pas des plus seyantes.

- Notre gibier est très riche. On y trouve des faisans, des perdrix et toutes sortes d’oiseaux divers. Mais nous ne sommes pas non plus dépourvus de petit et gros gibier terrestre. Vous cherchez à chasser un animal en particulier ?

Elle qui avait l’habitude des discussions mondaines où chaque mot est pesé, souvent lourd de sous-entendu, à moins que la conversation ne tourne au contraire à la frivolité pure, se trouvait décontenancée face à la question simple et franche que lui posait cette inconnue à la voix et au visage chaleureux. Habituellement calme et douce, voire sensuelle, l’intonation d’Hyrmina s’était faite hésitante tandis qu’elle récitait sa réponse comme une leçon apprise par cœur ; ce qui n’était pas le cas, elle avait côtoyé de près les créatures de la forêt avoisinante.

- Mais, vous savez, reprit-elle plus confiante, une partie de la forêt est dédiée à l’élevage d’araignées misphonya, et les éleveurs apprécient peu qu’on s’en approche. Si vous ne connaissez pas la forêt, ce peut être imprudent de vous y aventurer seule.

En l’espace de quelques instants, la simplicité de la conversation qu’elle tenait avec cette inconnue lui avait fait oublier l’urgence de son départ et de sa course vers la liberté. Du moins, momentanément. Dès qu’elle eut fini de prononcer sa mise en garde bienveillante, elle s’en rappela et n’eut plus qu’un désir : quitter l’enceinte de la ville et rejoindre la nature où elle se sentirait en sécurité.

Jañgala ? Ce nom résonna à l’oreille d’Hyrmina comme un enchantement. Alors qu’elle se préparait à y aller, voilà que l’une de ses habitantes venait à elle. Le destin était décidément étonnant. La jeune Aelle ne rêvait désormais plus que d’interroger cette inconnue sur ses origines, mille questions lui venant en tête en tornades. Mais son éducation et son naturel réservé la retinrent et elle se reconcentra sur la discussion. Elle qui n’aspirait qu’à découvrir les autres régions du monde se retrouvait cette fois en position de professeur.

- A vrai dire, ces bêtes sont davantage proches du monstre que de l’insecte… Physiquement elles ont tout de l’araignée, mais elles sont beaucoup plus grosses et leur poison est mortel. On les élève toutefois pour la soie qu’elles produisent. Naporia est essentiellement connue pour cela.

Jamais elle n’aurait pensé aborder le sujet culturel par ces araignées terrifiantes… Ce n’était qu’à présent qu’elle allait partir qu’elle se rendait compte de la richesse de Sahl et de ses particularités. Même cet élevage qui l’avait terrorisée enfant prenait désormais une autre dimension dans son esprit et elle éprouvait une certaine fierté à appartenir à cette contrée.

Mais l’inconnue lui proposait à présent de l’accompagner, offrant même de la récompenser pour ses services. Elle ne se doutait pas que sa seule compagnie serait pour Hyrmina le plus beau des cadeaux ! La jeune femme s’était préparée pour un long voyage, emportant avec elle quelques provisions qui satisferaient amplement son appétit de moineau jusqu’à trouver de quoi se réapprovisionner, divers objets (principalement des armes) et, bien sûr, de quoi se changer — elle n’en était pas à quelques heures près.

- Je ne suis pas certaine d’être très talentueuse dans la protection de quiconque, mais je serai ravie de vous accompagner. Et Anthrax aussi.

Elle avait prononcé ces derniers mots avec un léger sourire en direction de son cheval dont elle flatta l’encolure. Jamais elle n’aurait imaginé quelques jours auparavant qu’elle allait non seulement enfin fuir sa prison familiale, mais aussi rencontrer une splendide damoiselle originaire de Jañgala qui lui demanderait son aide pour chasser. Cela lui semblait parfaitement irréaliste. Et pourtant bien réel.