Et la croisière s'amuse ! [Feat. Des gens]

Qu'est-ce qui avait bien pu la pousser à retourner sur cette île ? Ventis ! Ah ! Que de mauvais souvenir de cette stupide vente aux enchères. Comment perdre son temps ?! Elle n'était revenue que pour remercier le tenancier de l'auberge Au fil de l'eau, et lui donner une petite bourse pour les dommages et demander quelques informations sur ceux et celles qui passeraient dans son établissement contre rémunération. Ainsi, elle étendait encore son réseau et sa capacité à surveiller ce qu'il se passait partout sur Ezylone. Enfin, non, pas partout, pour l'instant... Mais ça allait venir ! Pour l'heure, elle attendait sur le quai qu'un bateau s'arrête pour du ravitaillement, afin de graisser la patte de son capitaine pour profiter du voyage, peu importe la destination. Et en voilà un qui arrivait !

Ajustant sa besace sur son épaule, elle repoussa sa longue tresse dans son dos et s'avança vers le navire qui jetait l'ancre. La dame portait un pantalon de toile marron renforcé de cuir souple, un chemisier maintenu par un corset et de hautes bottes qui n'étaient plus toute neuves, mais que l'excellente qualité faisait résister durablement à ses trajets. Il s'agissait là d'une tenue simple, passe-partout, et un peu moins tape à l'œil que ce qu'elle portait la première fois qu'elle était arrivée à Ventis. Avec ça, elle avait d'avantage de chance d'approcher des individus intéressants sans être ciblée par d'autres qui en voudraient à ses économies. Elle héla un matelot qui s'affairait à descendre des caisses.

- Pardonnez-moi, mon brave, je vois bien que votre navire est prévu pour du transport de marchandises, et non de personnes, mais il se trouve qu'il en passe si peu que je suis prête à me délester d'une bourse bien remplie pour peu que votre capitaine me permette de quitter Ventis à ses côtés !

L'homme haussa les épaules et l'invita à le suivre. Il la mena rapidement au capitaine qui accepta le paiement sans faire d'histoires avant de la prévenir que ses deux cabines étaient déjà occupée, mais que l'une des deux, où séjournait déjà un homme, avait un lit superposé, et donc une place de libre. Shäan accepta, elle préférait ne dormir que d'un œil plutôt que rester coincée ici plus longtemps. Cela faisait déjà une semaine qu'elle patientait et seuls de petits navires de pêche étaient passés par le port. Pas question de louper cette occasion. Elle demanda cependant à placer ses affaires en sécurité dans le coffre du capitaine contre quelques autres pièces d'or, le prévenant qu'elle vérifierait son bagage avant de descendre. Puis, elle s'en alla sur le pont, observant distraitement le va-et-vient des marins.

Saluant un enfant positionné dans la vigie d'un sourire de façade, la dame remarqua deux hommes discutant à l'ombre, dont l'un était visiblement atteint du mal de mer. C'est là qu'elle crut reconnaître le visage de l'un d'eux. Elle alla se poster face aux individus, plissant les yeux avant de s'exclamer :

- Ça alors, Zei ?! Quelle surprise ! Je ne pensais pas vous revoir si rapidement.

Son sourire gagna en sincérité et elle continua :

- Je n'ai pas l'honneur de connaître votre ami. Où vous rendez-vous donc ainsi ?

Oui, elle se rendait compte qu'elle avait avant tout protégé ses biens, mais pas demandé la destination du vaisseau... Ma foi, elle allait bien obtenir une réponse avec eux.

Le jeune triton observait les bateaux dans le port de Ventis. Depuis deux jours son succès sur l'île et ses alentours avait été pour le moins modéré et sa fantaisie du moment de vouloir voyager comme les terrestres s'en trouvait compromise, une occasion pourtant unique de découvrir enfin comment sont opérées ces énormes baleines de bois portées par les vents. Seulement il fallait payer pour trouver une place à bord, et l'argent accumulé était loin du compte requis par les capitaines qu'il avait osé aborder, même s'il les soupçonnait d'avoir grandement augmenté leur prix en apprenant qu'il était une sirène et portait avec lui la longue histoire des souffrances infligées aux marins de tout bords. Pour ne rien arranger, aucun d'eux n'acceptait la devise utilisée dans les profondeurs puisqu'il fallait bien l'admettre, les aquatiques n'avaient pas pour habitude de vouloir faire leurs déplacements de la sorte. Leukos s'était donc résigné à s'éloigner des côtes pour tenter de mettre la queue sur des coquillages rares qui paieraient aisément sa place à bord, mais il avait bien dû s'avouer vaincu au bout de quelques heures en constatant avec amertume son absence totale de talent pour la chose. Et puis il avait finalement réalisé que ce qu'il avait de plus grande valeur était tout simplement une partie de lui-même, et après de longues tergiversations il avait enfin eu le courage de s'arracher une écaille pour en faire don au premier capitaine qui quitterait le port.

Lorsqu'enfin il y eut du mouvement au départ des quais, il n'eut aucun mal à rejoindre le navire bien lent au démarrage, et il ne lui fallut que quelques efforts pour s'accrocher à un filet tendu sur le côté de l'embarcation. Canaliser son énergie pour faire disparaître son appendice caudal au profit de deux jambes tout ce qu'il y a de plus passe-partout était une autre paire de manches de pantalon. D'ailleurs, alors qu'il grimpait vers le pont et qu'il sentit un courant d'air inhabituel lui chatouiller la peau, il se rappela d'un menu détail inhérent au changement de forme et qu'il n'avait pas eu la présence d'esprit d'anticiper. Un coup d'oeil vers le bas lui fit promettre de ne pas oublier les prochaines fois qu'il devait toujours emporter de quoi se rendre chaste aux yeux des terrestres, sans quoi il risquerait de se faire jeter avant même d'avoir pu négocier. Un problème à résoudre au plus vite, mais reprendre son apparence normale le temps d'aller récupérer quelques algues puiserait sûrement trop d'énergie. Qu'à cela ne tienne, il termina son ascension et une fois le pavois atteint, il laissa seulement dépasser sa tête en quête des personnes les plus proches. En hauteur, il vit un petit garçon qu'il serait bon de ne pas choquer dès son arrivée, et sur le pont une troupe d'humains qui s'affairaient en tous sens. C'est sur sa gauche, caché par des ombres, qu'il trouva un attroupement digne d'intérêt... ceux là ne semblaient pas crouler sous les obligations, et Leukos se décala tant bien que mal jusqu'à être à leur niveau.

- "Excusez moi..." Sa voix partait dans les aigus, un autre désagrément du passage à l'air libre. Il se racla la gorge pour chauffer ses cordes vocales et reprit.
- "Pardonnez moi de vous interrompre, je m'appelle Leukos et je voudrais prendre part au voyage. Seulement j'aurais besoin de quelque chose pour me couvrir avant de parler au capitaine, si vous pouvez m'aider". Il se souvenait avoir maintes fois entendus des marins blaguer à outrance sur cet organe étrange, et fouilla dans sa mémoire à la recherche d'une bonne répartie.
- "En plus l'eau est très froide..."

Pas certain d'avoir fait mouche, il attendit non sans une certaine anxiété de voir si ces deux hommes ou la femme qui les accompagnait allaient l'aider ou le dénoncer. La destination lui importait peu tant qu'il pouvait comprendre le fonctionnement de ces grandes toiles tendues en altitude, mais se faire chasser pour ses lamelles argentées n'était certainement pas prévu au programme. En espérant que les inconnus ne trahissent pas non plus son appartenance.

Elle avait achevé sa tirade avec une pointe d’ironie à peine dissimulée. Il présenta son compagnon de route, un enfant bruyant qui n’hésitait pas à trahir son manque d’entrain à faire ses tâches. D’un sourire amusé, elle salua l’enfant de la main et se tourna à nouveau vers lui :

- Vous êtes donc matelot, et lui mousse si je comprends bien. Est ce votre frère ? Ou peut être votre fils ?

Comme Shäan avait appris la destination du navire, elle en profita pour répondre à Zei, sur le même ton un tantinet provoquant :

- Je vais ou l’aventure m’appelle, il me semblais vous l'avoir indiqué. Mais peut être que vous n’êtes pas aussi vif d’esprit que je le pensais.

Un autre homme apparut alors, accroché au filet qui pendait contre le flanc du navire. Enfin, non, pas un homme, un triton. La brune s’avança jusqu’à ce que Koniake le tire à bord et elle reconnu alors aisément Leukos, le chanteur de Ventis. Dans un rire, la dame lui lança :

- Vous ici ! Il semblerait que ce navire soit le croisement de nombreux destins.

Jetant un regard alentour en ignorant la remarque de Zei, elle ajouta rapidement :

- Nous allons trouver de quoi vous couvrir.

En se tournant rapidement pour suivre Koniake des yeux, la dame le vit percuter un individu. Ses yeux s'écarquillèrent soudainement alors que la dame s'exclamait :

- Ça alors ! Un Sylvain ! Je n'en ai pas vu depuis que j'ai quitté Jañgala ! Qu'est-ce qui vous a amené sur ce navire ?

Elle ne s'attarda pas, s'excusant d'un geste de la main, et fila voir le capitaine pour lui demander un des pantalons de matelot. Il lui prêta de bon cœur, aidé de deux pièces d'or et Shäan retourna voir Leukos, lui tendant le vêtement, certes froissé, mais propre et suffisamment large pour qu'il ne s'y sente pas à l'étroit.

- Vous serez plus à l'aise avec ça. D'ailleurs, est-ce désagréable pour vous de vous tenir sur vos jambes, ou en avez vous l'habitude ?

Elle n'eut pas le temps d'obtenir une réponse que l'enfant les avertissait du danger proche. Des pirates ? Voilà qui allait être divertissant. Toutefois, elle ne voulait pas utiliser sa magie devant tant de témoins, il allait donc falloir se contenter d'arme classique. Surprenant un mousse avec un arc court, elle lui extirpa délicatement l'arme des mains avant de saisir le carquois posé au sol :

- Permettez, je pense que j'en ferais meilleur usage. Trouvez-moi du tissus et de l'huile, ainsi que de quoi l'enflammer.

La dame se moqua gentiment d'Un-oeil en entendant sa remarque :

- Allons, vous vous seriez ennuyés ! Montrez-moi donc de quoi vous êtes capable.

Le jeune homme qu'elle avait débarrassé de son arme revint avec les objets demandés et elle entoura l'extrémité de la flèche du tissus avant de la tremper dans l'huile, puis d'y mettre le feu. Avisant la force du vent, et sa direction, elle ne put que sourire. Ils avaient l'avantage, en ce qui concernait les projectiles, en revanches, le vent, contre eux, rendait toute fuite impossible, ralentissant même le bateau qui serait bientôt à portée de l'autre. Bandant l'arc, la dame se concentra, ralentissant son souffle et assurant son équilibre malgré le roulis des vagues. Alors qu'elle expirait, le trait fusa, fendant l'air avant de se planter dans la voile principale du navire approchant et d'y mettre le feu. Par chance, il faisait chaud, et sec, deux critères indispensables à la réussite de son action. Les pirates se divisèrent en deux groupes, l'un tentant d'éteindre le feu avant qu'il ne se propage d'avantage, l'autre se jetant sur eux après avoir survolé le vide au bout d'épaisse cordes nouées au mât de leur vaisseau. La dame tenta un nouveau tir, visant un des agresseurs, mais manqua sa cible. Six pirates les abordèrent, sabres au poing, et Shäan recula d'un pas en lançant à Zei :

- À vous de jouer, mon cher. J'espère que vous savez manier votre sabre aussi bien que les mots !

Les événements défilaient un peu trop vite au goût du triton. D'abord il s'était fait amener dans l'embarcation sans ménagement par l'homme le plus proche du bastingage, et surtout sans qu'on lui demande son avis. Pris au dépourvu il était resté à genoux sur le bois, jetant des regards un peu partout pour vérifier si la scène attirait les regards. Du coin de l'oeil il avait noté qu'un mât du bateau semblait brisé et arrivait de toute évidence à se mouvoir sur le pont, une forme de magie à laquelle il devrait s'intéresser de plus près quand la panique de cette entrée impromptue serait passée. Il s'était ensuite relevé maladroitement, l'intérêt de se trouver une couverture devenant limité puisque tout le monde avait eu l'occasion de le voir dans son plus simple élément, cependant il avait assez honte de ces deux pattes ridicules remplaçant son habituel appendice caudal majestueux pour garder l'envie de les cacher au plus tôt sous un vêtement. Une requête bien vite approuvée par le forcené qui s'était dénudé pour l'occasion, et après un long moment à se demander comment il pourrait enfiler la chose il avait convenu de l'enrouler simplement à sa taille, une manœuvre qui lui évita de porter attention aux propos du borgne.

Redevenu chaste aux yeux de l'équipage, il avait repris le fil de la conversation pour s'apercevoir que la femme dont il n'avait pu reconnaître les traits à cause des ombres se trouvait être la plongeuse croisée quelques jours auparavant sur les côtes de l'île. L'alevin s'était donc empressé de lui rendre son salut, cette première occasion de sourire sincèrement le rassurant quelque peu pour la suite. Les histoires que la brune lui avait racontées l'avaient bien aidé pour ses représentations, même s'il n'était pas encore assez habitué à chanter à la surface pour que le rendu soit à la hauteur des exigences de son public, et il ne manquerait pas l'occasion de s'excuser encore pour n'avoir rien trouvé d'intéressant à ses yeux dans l'épave. Peut-être que lui faire entendre les chansons qui avaient découlé de ses récits suffiraient à se faire pardonner, en attendant une chasse au trésor plus fructueuse. Il n'avait pourtant pas eu le temps de s'exprimer qu'elle s'était déjà échappée pour lui trouver meilleur accoutrement, une mission rapidement couronnée de succès et d'un pantalon en lin. Décidément cette femme était une sorte de bienfaitrice, encore que l'attaque de pirates qui avait suivi noircissait le tableau de leurs expériences communes.

Leukos était donc encore en train de se dépatouiller pour passer les jambes dans le vêtement, manquant de tomber à plusieurs reprises, quand le groupe d'énergumènes débarqua sur le navire avec l'envie d'en découdre. Concentré pour éviter de se tourner en ridicule une deuxième fois, encore qu'il passerait certainement inaperçu étant donné les circonstances, il ne vit pas ce qui se passait devant lui et se demandait s'il serait de toute façon d'une aide quelconque en se jetant dans la bataille. Certes il avait suivi l'entraînement au combat comme toute sirène qui se respecte, mais son savoir était cantonné au milieu sous-marin et manier sa dague en os à l'air lire serait sans doute un tout autre défi, sans compter qu'il se ramasserait certainement avant d'approcher le moindre ennemi.

Tout compte fait, une fois habillé et en ayant observé Shäan un instant, peut-être qu'il pourrait participer sans prendre trop de risques. Il ne mit pas longtemps à mettre la main sur un objet en fer, dont il n'avait aucune idée de l'utilité mais qui était bien assez lourd pour accomplir sa nouvelle mission, et fixa des yeux l'assaillant le plus proche en se préparant à lancer son arme de fortune. Pour une première expérience de lancer, il ne se débrouilla pas trop mal. Son jet fit mouche, le pirate recevant le projectile sur le sommet du crâne d'où ne tarda pas à s'écouler un filet de sang et réalisant ce qu'il venait de faire, Leukos écarquilla les yeux en s'exclamant :

- "Pardon !!! Je vous ai fait mal ?"

Visiblement le blessé était plus occupé à se tenir la tête en geignant qu'à lui répondre, et le triton jugea qu'il avait déjà amplement fait sa part de dégâts. Un dialogue constructif aurait sans doute permis de régler tout ça dans le calme, mais les terrestres sont si impulsifs...